Sur le parcours du Général Mahele
Il fut le dernier commandant en chef de l’armée zaïroise, ce général d’une armée morte entre opérette et tragédie, dont l’effondrement total en moins de six mois bouleversa la carte géopolitique de l’Afrique centrale. Il fut, aussi, le dernier ministre de la Défense d’un régime aux abois, décomposé autour de son fondateur grabataire, tétanisé par l’avancée des « rebelles » et de leurs protecteurs.
Donatien Mahele Lieko Bokungu, Donat pour ses proches, assassiné à Kinshasa dans la nuit du vendredi 16 au samedi 17 mai 1997 alors que les petits hommes verts de Laurent-Désiré Kabila entraient dans les faubourgs de cette ville offerte et vénéneuse. L’itinéraire et le destin de cet homme, traître pour les uns, martyr pour les autres, sont exemplaires. Ils éclairent quelques-uns des aspects inconnus et fournissent des clés essentielles pour comprendre ce que fut une révolution majeure au cœur du continent. A travers l’aventure tragique du général Mahele, le voile se lève sur une partie de l’histoire secrète de la chute de Mobutu…
Celui dont certains, dans l’entourage du président Kabila, rêvent de faire un héros national au même titre que Lumumba et dont les obsèques, fin mai à Kinshasa, furent quasi officielles, ne fut jamais un mobutiste de cœur et de sang, même si comme tant d’autres, il servit le maréchal omnipotent et bénéficia de ses faveurs.
Qui est Mahele? Ses origines et ses debuts
Donatien Mahele Lieko Bokungu, Donat pour ses proches, est né le 15 avril 1941, dans ce qui s’appelait à l’époque Léopoldville, au sein d’une famille mbunza originaire de la province septentrionale de l’Equateur. Donatien Mahele choisit tout naturellement le métier des armes. Tribu guerrière, les Mbunzas ont donné nombre d’officiers supérieurs à l’armée zaïroise.
Parmi eux, le général Eluki, cousin germain et futur ennemi juré de Mahele. Très jeune – il a à peine 20 ans – Donatien flirte avec les idées lumumbistes et adhère, en 1963, à l’organisation de jeunesse du Mouvement national congolais. Deux ans plus tard, en Novembre 1965, Mobutu prend le pouvoir. Mahele est envoyé en formation au camp de Kitona, où des instructeurs belges le prennent en charge, puis chez les paras commandos de Ndjili où il noue avec les conseillers français du général Jeannou-Lacaze des relations qui ne seront rompues que trente ans plus tard, quelques semaines avant sa mort.
De la garde présidentielle au camp de Kotakoli
Sous-lieutenant, Mahele intègre en 1968 la prestigieuse garde présidentielle de Mobutu. Le futur conseiller du maréchal, Edouard Mokolo wa Mpombo, qui le croise alors, se souvient d’un militaire « intègre et surtout nationaliste », dur aussi, voire féroce. Surprenant un garde du corps en plein sommeil devant la porte du président, il le secoue, le frappe et lui tord le bras au point de le briser.
Un incident qui lui vaut d’être muté au Centre de formation des commandos de Kotakoli, en tant qu’instructeur. En ce début des années soixante-dix, des purges successives frappent les officiers des Forces armées zaïroises (FAZ) que leurs idées ou leurs origines régionales rendent suspects aux yeux de Mobutu. Parmi eux, le capitaine Joe Ndjoku, un saint-cyrien, qui s’ouvre à Mahele – fraîchement nommé commandant du camp de Kotakoli – d’un projet de coup d’Etat. « Ne m’en parles plus jamais ! » tonne Mahele, qui s’arrange néanmoins pour faire exfiltrer vers la France, dans le plus grand secret, l’apprenti putschiste. Donatien est loyaliste, mais il « comprend » les frustrations de ses camarades. Certains d’entre eux pensent, déjà, qu’il attend son heure.
La gloire et la popularité de Mahele
La gloire de Mahele – et sa popularité qui désormais ne se démentira pas survient en mai 1978 lors de la deuxième invasion du Shaba par les ex-gendarmes katangais. Le général Bumba, un Mbunza, commandant en chef des FAZ et surtout le colonel Ikuku qui commande le théâtre d’opérations l’appellent à leurs côtés. Nommé major, Mahele saute sur Kolwezi à la tête de la 31e brigade parachutiste et tient l’aéroport jusqu’à l’arrivée des légionnaires français et des Marocains du colonel Loubaris.
En quelques jours, de Kinshasa à Goma, le Zaïre tout entier en fait un héros. Phénomène irritant aux yeux de la garde rapprochée de Mobutu, qui obtient que Mahele soit enfermé dans un placard doré : chargé de cours à l’Ecole supérieure militaire de Kinshasa Binza. C’est alors que les amis français du major, qui se morfond, interviennent. Le général Lacaze et le colonel Alain Gagneron de Marolles – alias colonel Saint-Julien -, du SDECE (Services spéciaux), obtiennent l’accord de Mobutu pour un stage de deux ans à l’Ecole de guerre de Paris. Logé dans un appartement du ministère de la Défense, porte de Clignancourt, avec son épouse, l’avocate Marie-Jeanne Mondo, Mahele apparaît alors de plus en plus comme « l’homme des Français ».
Lorsqu’il revient au Zaïre en 1984, avec le grade de lieutenant-colonel, Donatien Mahele Lieko Bokungu découvre une armée en voie de « ngbandisation » accélérée. Ce sont les généraux ngbandis – l’ethnie de Mobutu -, Nzimbi et Baramoto, qui dirigent la Division spéciale présidentielle (DSP) et la Garde civile, deux nouvelles unités particulièrement choyées au détriment des FAZ, laissées en déshérence.
Directeur du SARM
Mahele obtient pourtant un poste de confiance : la direction du SARM, le Service d’action et de renseignement militaires. Mais sa tâche est de surveiller les frontières, pas de se mêler de politique intérieure. Mahele s’ennuie et, comme tout un chacun, fait quelques affaires, même si son enrichissement personnel n’atteindra jamais celui de ses rivaux.
Il acquiert deux vedettes pour remonter le fleuve, l’Akonga Mohela et l’Ave Maria, se fait construire une villa à Kinshasa et en achète une autre à Waterloo, dans la banlieue de Bruxelles. A côté des généraux Nzimbi, Baramoto et Eluki, ou encore du contre-amiral Mavua, dont les biens se multiplient ces années-là à une vitesse vertigineuse, Mahele est un « petit ». Catholique pratiquant, amateur de tennis, il passe alors pour un personnage discret et apolitique.
Du Général de brigade au Chef d'état-major
Fin 1990, c’est à nouveau l’appel du baroud. Le colonel Mahele est nommé à la tête du contingent zaïrois envoyé par Mobutu à la rescousse de son ami, le président rwandais Juvénal Habyarimana. Avec ses méthodes, parfois expéditives, Mahele contribue à repousser la première offensive du Front patriotique rwandais (FPR) sur Kigali, et c’est au cours d’un combat contre les FAZ que le premier chef militaire du FPR, le commandant Fred Rwigyema, trouve la mort. D’où la méfiance, pour ne pas dire plus, que manifesteront plus tard à l’égard de Mahele les protecteurs rwandais de Kabila, en particulier le général Kagame. Pour l’instant, une nouvelle fois, Mahele revient en héros à Kinshasa. Il gagne dans l’affaire ses deux étoiles de général de brigade et reprend son poste. Pour quelques mois.
En septembre 1991 éclate en effet le premier « grand pillage » de Kinshasa par l’armée. Sous-payés, mal commandés, les soldats des FAZ ratissent villas et commerces du centre-ville pendant deux journées de folie. Furieux, Mobutu limoge le chef d’état-major, le général Mazembe, et nomme à sa place Mahele, le seul à même, par son prestige, de rétablir un semblant d’ordre. Général de division, puis général de corps d’armée en un temps record, Donatien Mahele ne cache pas son mépris, lui l’homme de terrain, pour les « généraux d’ordonnance » repus. Pour le petit peuple de Kinshasa, qui, ravi, compte les points, c’est « la guerre des étoiles ».
Janvier 1993 : bis repetita. Cette fois, c’est la DSP du général Nzimbi Ngbale Kongo wa Bassa qui pille la capitale. Mahele réagit immédiatement. A la tête de ses commandos, toujours flanqué de son inséparable « Rambo » – cousin et garde du corps, – le chef d’état-major écrase lui-même la rébellion, à coups de grenades et sans sommations. La DSP ne le lui pardonnera pas, son chef, Nzimbi, encore moins, désormais à l’affût du moindre faux pas. Quelques semaines plus tard, Nzimbi tient sa revanche. Dans le cadre d’une conférence nationale qui agonise, Mahele fait en effet parvenir à l’archevêque de Kisangani, Laurent Monsengwo, une communication qui sera lue à la tribune. « Au nom de l’armée zaïroise », le général Mahele y proclame que les FAZ ne sont pas la propriété d’un individu ou d’un clan mais « de la nation tout entière ». Trois jours plus tard, il est limogé et remplacé par Eluki.
Une traversée du désert de quatre ans pour Mahele
Commence alors, pour Mahele, une traversée du désert qui durera quatre ans. Nommé conseiller militaire de Mobutu – ce poste est une coquille vide, d’autant que le maréchal se méfie terriblement de lui -, il se retire dans sa plantation d’Ebonda, non loin de Bumba, province de l’Equateur, sur ses terres en quelque sorte. La Plantation et Elevage de la Mongala (PEM), c’est le petit royaume de Mahele : une huilerie pour palmistes, un hôpital, une église, plusieurs villas et 350 ouvriers agricoles. Le général y régente en féodal une production qui rapporte gros puisque la multinationale Unilever, ancien propriétaire de la PEM, la commercialise et paie rubis sur l’ongle.
Comment Mahele, dont on sait qu’il n’a pas la réputation d’un capteur de fonds, a-t-il pu réunir la somme nécessaire pour acquérir ce domaine de 1 million de dollars ? Ambiguïtés zaïroises : c’est Mobutu lui-même qui, via le gouverneur Nyembo Shabani, a offert au général l’argent nécessaire. Le bénéficiaire, selon ses proches, « estimait que cela lui était dû » après tant d’années passées dans l’armée sans s’enrichir. Il n’a donc pas refusé. Quant au maréchal, il trouvait sans doute judicieux de maintenir ainsi, dans le confort et à distance, un homme qu’il considérait depuis l’incident de la conférence nationale comme un rival potentiel.
Anesthésié, Mahele disparaît alors de l’avant-scène zaïroise. Il passe l’essentiel de son temps à Ebonda et voyage beaucoup. On le voit en Chine, à Hong Kong, en Afrique du Sud, mais aussi à Paris où il maintient le contact avec ses amis militaires et responsables de la DGSE. On le sonde, parfois, sur ses intentions. Lui répond invariablement que, depuis la dispersion entre différents corps des éléments de la 31e brigade et du Centre de commandos de Kotakoli, il ne dispose plus d’aucune base sur laquelle s’appuyer. « Il n’y a qu’une seule armée qui vaille, c’est la DSP. Et elle est monoethnique. Toute tentative est donc vouée à l’échec. »
De plus en plus, il songe à démissionner et à se lancer une fois pour toutes dans les affaires. Ses proches, notamment les Français qui commencent à songer à lui comme carte de rechange, ont du mal à l’en dissuader. Lorsqu’en août 1996, Mobutu se fait opérer à Lausanne d’un cancer de la prostate, ils reviennent à la charge : « Tu dois attendre, te tenir en réserve. » Mahele acquiesce, presque à contrecœur. C’est alors que l’orage qui se lève à l’est va tout changer…
En octobre 1996, de violents combats éclatent à Uvira, dans le Sud-Kivu, entre une mystérieuse Alliance des forces de libération du Congo et l’armée zaïroise. En novembre, Goma et Bukavu tombent. Depuis sa résidence de Roquebrune-Cap-Martin, Mobutu limoge Eluki de son poste de chef d’état-major et le remplace par le général Baramoto Kpara. Inexorablement, comme un château de cartes, les positions des FAZ s’effondrent les unes après les autres. Pis : les éléments de la Division spéciale présidentielle envoyés sur le front passent le plus clair de leur temps à se battre contre les autres unités de l’armée zaïroise, afin de pouvoir être les premiers à piller.
Le retour dangereux au poste face à la guerre
Le 17 décembre, après quatre mois d’absence, Mobutu rentre à Kinshasa avec en poche, sur l’insistance pressante des Français, le décret qui nomme à nouveau Mahele à la tête de l’état-major. « C’est votre seule chance », lui a-t-on dit. Le maréchal a longuement hésité face à la perspective d’un tandem Mahele-Kengo wa Dondo (le Premier ministre), qu’il juge peu sûr. Mais il n’a pas le choix : Paris est la seule capitale qui le soutienne encore.
Descendu de sa plantation d’Ebonda le 18 décembre, le général Mahele est aussitôt pris en charge par les militaires français de l’ambassade. Soucieux de sa sécurité, ces derniers lui donnent trois conseils pressants : quitter sa villa du quartier de Mbinza, trop proche du camp Tshatshi de la DSP ; travailler ailleurs qu’au quartier général, situé lui aussi à Mbinza ; et limiter autant que possible ses déplacements sur le front. Ce ne sont pas les hommes de Kabila que redoutent les amis du général, mais bien une tentative d’assassinat par des éléments « incontrôlés » de la Division spéciale présidentielle ou de la Garde civile. Ambiance… Pendant deux mois, jusqu’ à la fin février 1997, Mahele et les Français œuvrent main dans la main.
Plan de sauvetage politico-militaire: un coup d’Etat en douceur
Avec l’appui, à Paris, de Fernand Wibaux et de Dominique de Villepin, le général met en place un plan de sauvetage politico-militaire qui équivaut en fait à un coup d’Etat en douceur. Un plan d’urgence en quatre étapes : reconstitution, avec l’aide de matériel et d’instructeurs français, de la 31e brigade parachutiste ; réduction des effectifs « inutiles » des FAZ – de 80 000 à 30 000 hommes ; démantèlement, au besoin par la force, de la DSP ; mise en place d’un tandem Mahele-Kengo capable de négocier « la tête haute » avec Kabila, le maréchal étant contraint de régner sans gouverner.
Ce programme nécessite évidemment une forte implication française. Le président Chirac, à qui le projet est soumis, hésite. II n’est pas hostile à l’envoi de vivres et de médicaments pour la brigade et n’écarte pas a priori quelques livraisons discrètes de matériel. Mais il est hors de question que des militaires français aillent se fourrer dans ce guêpier.
Consulté, le Premier ministre Alain Juppé est, lui, farouchement hostile à toute intervention directe ou indirecte de la France. Fin février, alors que les villes de Watsa, Kalemie, Isiro, Kalima et Kindu sont déjà tombées entre les mains des rebelles, une note de la DGSE fait la différence : si Mahele et Kengo prenaient le pouvoir, les généraux Nzimbi et Baramoto tenteraient à coup sûr un contre-putsch. Trop risqué. Chirac tranche : l’opération de soutien au général Mahele n’aura pas lieu.
Donatien Mahele est effondré. « Les Français m’ont trahi », confie-t-il à un proche. Le général, qui sait que des consignes secrètes ont été données aux hommes de la DSP et de la Garde civile de ne pas obéir à ses ordres, est désormais convaincu que la bataille est perdue. Lui faut-il une preuve supplémentaire ? Il est à Kisangani, trois jours avant la chute de la ville, le 15 mars. Devant le dernier carré des défenseurs, il exhorte ses troupes à « sauver l’honneur » et conclut : « Ceux qui veulent se battre, à ma gauche ; ceux qui veulent se rendre, à ma droite ! » Sans mot dire, la quasi-totalité des soldats se rangent à sa droite. Ne demeurent, de l’autre côté, que les Rwandais des ex-FAR et les mercenaires serbes.
De retour à Kinshasa, Mahele est amer : « Cette armée en déroute n’est pas la mienne, c’est celle d’un clan ; ce que fait Kabila, j’aurais dû le faire depuis longtemps. » En fait, alors que le Premier ministre Kengo, rendu responsable de la perte de Kisangani, est « limogé » le 18 mars par le Parlement de transition, le général Mahele estime qu’il ne lui reste plus qu’à anticiper l’arrivée inéluctable à Kinshasa des troupes de Laurent Désiré Kabila. De quelle manière ?
C’est alors qu’entrent en scène, sur les talons des Français qui ont lâché leur protégé sans plus d’égards, les Américains… L’ambassadeur Daniel Simpson, en ce mois de mars, a une idée fixe : éviter que la libération de Kinshasa soit l’occasion d’un bain de sang sous l’œil indiscret des caméras de CNN.
Lui-même et le négociateur dépêché par Washington dans la région, Bill Richardson, souhaitent donc une solution de compromis dans laquelle Kabila, Etienne Tshisekedi et les « éléments sains » de l’armée aient leur place. Elle implique, bien sûr, que Mobutu soit mis à l’écart et que la DSP soit démantelée. Pour cela, Mahele a un rôle central à jouer et les Américains le lui font savoir.
Très vite, le chef d’état-major se donne à eux comme il s’est donné aux Français, c’est-à-dire avec une évidente naïveté. Généralissime sans armée, il se persuade que Kabila a « besoin » de lui « s’il ne veut pas être le prisonnier de Kagame ». Il se prend aussi à rêver d’une élection présidentielle prochaine à laquelle il se présenterait sous une étiquette lumumbiste. Encouragé par les Américains et dans le plus grand secret, Mahele se résout enfin à franchir le Rubicon : en pleine guerre, et de lui-même, lui le chef d’état-major des FAZ prend contact avec l’ennemi.
Trahison ou patriotisme ?
Ce contact est d’abord indirect. L’un de ses proches amis, Wilson Omanga, homme d’affaires kabiliste et neveu de Patrice Lumumba, le met en rapport avec Juliana Lumumba, la fille du leader défunt. Juliana, qui réside à Kinshasa où elle sympathise secrètement avec l’AFDL (elle était d'ailleurs Vice-ministre de l’Information dans le gouvernement Kabila), fait parvenir au QG des rebelles à Goma ce qui apparaît comme une offre de dialogue. En retour, Mahele est contacté, tout aussi discrètement sur son téléphone cellulaire, par l’un de ses amis d’enfance, Jean-Baptiste Mulemba.
Ce Mulemba est une figure de l’antimobutisme : ancien porte-parole des gendarmes katangais, ex-propriétaire d’un dancing à Bruxelles (le Cocody) et ancien gérant d’un restaurant africain à Paris, celui qui se fait appeler « Man Elijah » est un militant professionnel, lumumbiste dans l’âme, intelligent et homme de confiance de Kabila. Il a rejoint l’AFDL dès sa formation et cumule les fonctions de conseiller politique du président et de chef des services de renseignement.
Après la chute de Kinshasa, il sera nommé par Kabila à la tête de la Commission chargée d’enquêter sur les « biens mal acquis », l’un des postes clés dans l’administration du « nouveau Congo ». Mulemba convainc Mahele de passer, « pour le bien de tous », du dialogue à la collaboration. Mais le général est inquiet : la ligne téléphonique de son Cyrtel n’est pas sûre. Qu’à cela ne tienne. Les Américains, que Mahele tient informés, lui procurent une valise satellitaire « protégée », c’est-à-dire audible par eux seuls. Un jour, le 3 avril très exactement, la sonnerie retentit. A l’autre bout du fil : Laurent-Désiré Kabila.
En ce mois d’avril, Lubumbashi et Mbuji Mayi tombent à leur tour. Le 12, Likulia Bolongo, archétype du général d’ordonnance, est nommé Premier ministre en lieu et place de Kengo wa Dondo. Les Français, qui ont changé de cheval au milieu du gué, soutiennent désormais cet ancien professeur de droit de la faculté d’Aix-en-Provence, proche de certains membres des « réseaux Pasqua ». Cinq semaines plus tard, après la chute de Kinshasa, ils l’accueilleront dans leur ambassade et le feront fuir discrètement sur Brazzaville puis, lorsque les troubles éclateront dans la capitale congolaise, vers Paris, via l’opération Pélican.
Pour l’instant, Likulia Bolongo croit encore pouvoir jouer sa carte. Il maintient Mahele à son poste et lui confie en outre le portefeuille de la Défense, malgré l’hostilité de Mobutu. Il sait fort bien que la guerre est perdue et sans doute estime-t-il qu’il vaut mieux, en cas de négociations, avoir Mahele avec soi que contre soi. Inexorablement, alors qu’échouent à bord du navire sud-africain l’Outeniqa les pourparlers de la dernière chance, l’AFDL progresse vers Kinshasa.
A deux cent cinquante kilomètres à l’est de la capitale, la Division spéciale présidentielle tente un baroud d’honneur autour du verrou de Kenge. La DSP a touché de nouvelles armes, achetées grâce à un don du chef rebelle angolais Jonas Savimbi – on parle de 20 millions de dollars, dont la moitié aurait été détournée par l’entourage de Mobutu -, et bénéficie du renfort d’environ trois mille combattants de l’Union nationale pour l’indépendance totale de l’Angola (UNITA).
Soudain, c’est la surprise : pour la première fois depuis le début de leur offensive, sept mois auparavant, les troupes de Kabila et leurs conseillers ougandais, rwandais et angolais sont très sérieusement accrochés. Postés sur la barrière naturelle offerte par les rivières Wamba et Bakali, les Zaïrois et leurs alliés déciment des colonnes entières de l’AFDL. Au camp Tshatshi, la famille du maréchal se prend à rêver d’un retournement de situation.
Méconnaissance totale du terrain et le grand rôle de Mahele pour l'Afdl
En fait, le handicap majeur des hommes de Kabila est leur méconnaissance totale du terrain : ils ne disposent pas de cartes d’état-major et ignorent tout du dispositif de l’ennemi. Le seul moyen de contourner les positions de la DS P et de l’UNITA est qu’une « cinquième colonne » tapie dans le camp d’en face les renseigne. En deux ou trois appels sur sa ligne protégée, le général Mahele fournit aux chefs militaires de l’AFDL les informations précises qui leur permettent de prendre à revers le dernier carré des mobutistes. Désormais, en ce début de mois de mai 1997, Kinshasa est une ville ouverte.
Ce qui peut apparaître comme une trahison majeure en temps de guerre – un commandant en chef fournissant à l’ennemi des renseignements militaires sur son propre dispositif ! – est en fait parfaitement logique et louable aux yeux de Mahele. « Cette armée n’est pas la mienne », a-t-il dit, parlant de la DSP, et dans l’état de déliquescence que connaît alors le Zaïre, où plus personne ne sait très bien qui est avec qui, l’entourage de Mobutu et les Généraux NGBANDIS sont pour lui beaucoup plus dangereux que l’AFDL.
Défendre un clan signifie-t-il défendre la patrie ? Donatien Mahele a tranché : il faut composer avec Kabila, lui faciliter la tâche afin que l’issue soit la plus rapide et la moins sanglante possible. Afin, aussi, de conserver ses propres chances d’influer sur l’après-Mobutu. Jeudi 15 mai au soir, alors que les troupes vaincues à Kenge refluent sur Kinshasa, se joue le dernier acte du règne de Mobutu Sese Seko. Au camp Tshatshi, autour du maréchal épuisé, se tient une première réunion. Il y a là les généraux Likulia Bolongo, Mahele, Nzimbi, Ilunga (ministre de l’Intérieur) et Vungbo (Garde civile).
Mahele, Likulia et Ilunga pressent Mobutu de quitter Kinshasa et de se rendre à Gbadolite : « Nous ne pouvons plus garantir votre sécurité. » Persuadé que le vieux dictateur allait se démettre, le Premier ministre avait fait prévenir la radiotélévision qu’une importante communication du gouvernement serait transmise dans la nuit. Or Mobutu résiste : « Quand on est un militaire, dit-il, ou bien on se rend, ou bien on vous tue, mais on ne fuit pas. » On se sépare sans qu’une décision soit prise. Un peu plus tard, Mobutu convoque une deuxième réunion.
Cette fois, ne sont présents que les Généraux Ngbandis : Bolozi (gendarmerie), Vungbo, Nzimbi, Wezago, l’adjoint de ce dernier à la tête de la DSP, et, au téléphone, Baramoto. « Il y a des traîtres, il faut les éliminer, constituons une liste », s’emporte l’un des participants. Le maréchal calme le jeu : « J’irai à Gbadolite demain, confie-t-il, prenez vos dispositions. » Il est minuit. Les généraux sortent du camp Tshatshi et se rendent directement au domicile de Baramoto Kpara où une troisième réunion, en présence de la plupart des officiers Ngbandis de Kinshasa, se tient jusqu’ à 5 heures du matin. On y peaufine la liste des « traîtres » sur laquelle figure, en tête, le général Mahele. Certains s’inquiètent des intentions de Mobutu – « il nous abandonne ! » -, la plupart préparent leur propre fuite vers Brazzaville, de l’autre côté du fleuve.
Vendredi 16 mai, 8 heures. Le maréchal et sa famille sont sur l’aéroport de Ndjili où un Boeing 737 de la présidence, piloté par le commandant Mukandela, les attend. Mobutu est impatient et furieux. « Où est l’argent ? » tonne-t-il. Depuis la veille une gigantesque opération de ramassage des devises disponibles dans Kinshasa a été lancée. Entre la Banque centrale, la primature et le siège local de la Belgolaise, où ont été entreposés les fonds réunis dans le cadre de la participation forcée des sociétés à l’effort de guerre, une quarantaine de millions de dollars sont ainsi raflés en quelques heures. Le problème est que chacun a pris sa part au passage et que la somme remise en liquide au président est très loin de correspondre à ce qu’il attendait. D’où son courroux.
Mais il faut partir. Au moment de grimper l’échelle de coupée, Bobi Ladawa, l’épouse de Mobutu, se tourne vers Mahele qui, avec d’autres, est présent pour ce dernier départ : « Donat, nous savons ce que vous avez fait ; c’est comme cela que vous remerciez Papa, après tout ce qu’il a fait pour vous ! » Mahele se tait. Mobutu, qui a entendu l’interpellation, se contente de hocher la tête. Il est 9 h 30. Sur ordre du colonel Mutoko, chef de la sécurité rapprochée du maréchal, le commandant Mukandela fait prendre à l’avion une trajectoire de décollage différente de l’ordinaire. On craint un attentat.
Les dernières heures agitantes de Mahele
En cette journée fatidique du vendredi 16 mai, alors que le Boeing n’est plus qu’un point dans le ciel, chacun rentre chez soi. Objectif : fuir. Les avant-gardes de Kabila ont été signalées à quarante kilomètres, sur la route de Kenge. Le général Mahele regagne son domicile à La Gombe. A 10 heures, il se rend chez le Premier ministre Likulia. Les deux hommes discutent de la façon de faire parvenir de l’argent aux soldats, afin d’éviter un pillage généralisé. A 11 h 30, il est à nouveau chez lui.
Le téléphone satellitaire sonne : l’un de ses contacts au sein de l’AFDL l’appelle. Longue conversation. Il s’agit de mettre au point le plan de reddition des FAZ. Mahele, après avoir hésité, convient de gagner Lusaka en Zambie, dans la journée du 17, où il annoncera solennellement à Laurent-Désiré Kabila le ralliement de l’armée zaïroise. Son plan de voyage est élaboré : Brazzaville-Luanda-Lusaka. En milieu d’après-midi, le chef d’état-major se rend une nouvelle fois chez le Premier ministre. Puis revient à La Gombe, d’où il appelle, à Bruxelles, son ami Wilson Omanga : « Je te téléphonerai samedi soir de Lusaka, tout sera fini. » Déjà, Nzimbi et Baramoto ont fui. Kinshasa s’offre aux hommes de Kabila.
Il est 23 heures, en ce vendredi 16 mai 1997, lorsque Likulia Bolongo appelle Mahele. Le Premier ministre, qui s’apprête à trouver refuge à l’ambassade de France, signale au général un début de soulèvement au camp Tshatshi. « La DSP veut sortir et tout piller ! » « J’y vais », répond Mahele. Folie ? Le général se sent investi d’une mission : empêcher la destruction de Kinshasa, éviter un bain de sang. C’est là-dessus, il en est persuadé, qu’il joue son avenir politique. Sans doute pense-t-il aussi que, privés de leur chef, le général.
La fin d’un monde pour Mahele au camp Tshatshi
Nzimbi, les Ngbandis de la DSP sauront l’écouter. N’est-ce pas pour eux la dernière chance de sauver leur peau ? Mahele saute dans un 4×4 avec son chauffeur et un garde du corps. Un pick-up d’escorte, avec dix militaires à son bord, le précède. Aux abords du camp Tshatshi, premier barrage : l’escorte reste sur place. Mahele continue seul, avec ses deux compagnons. Le 4×4 pénètre dans l’enceinte. Là, le chef d’état-major se retrouve face à une centaine d’hommes surexcités, entre drogue, alcool et sorcellerie, qui refusent de lui rendre les honneurs.
Parmi eux, le général Wezago, l’adjoint de Nzimbi, celui-là même qui participa la veille au soir à la deuxième réunion chez Mobutu, au cours de laquelle on évoqua les « traîtres » à éliminer. « Que viens-tu faire ici ? Tu as trahi ! Tu n’as pas fait la guerre ! » hurle Wezago. « Calme-toi, répond Mahele, l’AFDL est dans les faubourgs, demain ils seront là, vous n’avez aucune chance, déposez les armes ! »
Wezago devient fou : « Comment ! Toi qui as laissé mourir la DSP, tu nous donnes des ordres ! » Il sort son pistolet et tire sur Mahele, l’atteignant à la jambe. Le garde du corps, qui veut intervenir, est abattu. Le chauffeur a déjà fui. En un bond, Donat s’est projeté sur le côté. Il fait une nuit d’encre. On le cherche, on ne le trouve pas. Un soldat dit : « C’est toujours comme ça avec lui, il a de bons fétiches, il sait se rendre invisible. » Mais Wezago ne veut pas lâcher sa proie. A la lumière d’une lampe torche, on finit par le repérer, tapi sous le 4×4. On l’extirpe de force, on le remet debout malgré sa jambe brisée.
Un major de la DSP s’approche par derrière et d’un coup de pistolet à silencieux lui loge une balle dans la nuque. Mahele s’effondre, foudroyé. Entre temps, les soldats de l’escorte sont allés prévenir Kongolu, alias « Saddam », l’un des fils de Mobutu, qui fait de la résistance à l’hôtel Intercontinental. A bord d’un petit blindé, Kongolu se rend au camp Tshatshi. Des rafales de Kalachnikov l’accueillent. Les soldats perdus de la DSP, dont beaucoup seront abattus le lendemain par les « libérateurs « de l’AFDL ou lynchés par les Kinois, ont perdu la raison.
La panique à Gbadolite, les dernières heures de Mobutu au Zaïre
Samedi 17 mai 1997, à Kinshasa, c’est la fin d’un monde et le début d’un nouvel ordre. A Gbadolite, c’est la panique totale. Lorsqu’ils apprennent la nouvelle de l’assassinat de Mahele, les militaires Mbunzas de la garnison toute proche de Kotakoli se soulèvent. Leur objectif : s’emparer de Mobutu et de sa famille et leur faire « payer » l’outrage. Le colonel Mutoko en informe le maréchal : « Il faut partir au plus vite. » « Je suis un militaire, je me battrai jusqu’au bout », rétorque Mobutu. Mutoko lui fait valoir qu’ils n’ont pas d’armes. « Et celles de Savimbi ? » interroge celui qui n’est déjà plus chef de l’Etat, faisant allusion à l’impressionnant stock constitué par le chef de l’UNITA à Gbadolite afin d’échapper à l’opération de désarmement menée en Angola sous les auspices de l’ONU.
« Depuis que votre neveu, le major Movoto Sese, les a planquées quelque part en Afrique de l’Ouest avec votre accord, il n’y a plus rien », explique Mutoko. « Alors, c’est la fin », murmure Mobutu. Fuir, mais comment ? Le commandant Mukandela, que le maréchal a envoyé à Brazzaville avec ordre d’en ramener son fils Kongolu, refuse en effet de redécoller de la capitale congolaise pour Gbadolite. Il est, dit-il, lui et son Boeing, à la disposition des nouvelles autorités de son pays. Encore un traître ! Il faudra donc se résoudre à embarquer dans un vieil Antonov cargo, piloté par des Ukrainiens.
Le temps presse : la colonne des mutins venus de Kotakoli approche. Le colonel Mutoko veut faire grimper toute la famille dans un blindé, direction l’aéroport. En pleurs, Bobi Ladawa refuse : « Nous ne partirons pas ! » « Avec tout le respect que je vous dois, répond Mutoko, celui qui s’oppose, je l’abats. » L’un après l’autre, Bobi, sa sœur jumelle Kosia, leur frère Fangbi – le mauvais génie des dernières années du mobutisme et quelques autres s’engouffrent dans le véhicule. Reste Mobutu, que son fils Nzanga et Mutoko doivent littéralement traîner.
Le blindé roule à tombeau ouvert dans les rues désertes de Gbadolite, puis sur la piste où l’Antonov chauffe ses réacteurs. Par la passerelle ouverte, il entre directement dans le ventre de l’avion. Soudain, quelqu’un crie : « Les voilà ! » Eux, ce sont les Mbunzas de Kotakoli, dont les premiers éléments ont déjà atteint le bâtiment de l’aéroport. Les pilotes font décoller l’Antonov, la peur aux tripes. Des coups de feu claquent. On tire à la Kalachnikov sur l’appareil qui a bien du mal à prendre de l’altitude.
Des impacts de balles déchirent un petit morceau d’aile. En un virage audacieux, l’avion met brusquement cap à l’ouest direction Lomé, Togo. Comme momifié, Mobutu ne dit rien. Puis il murmure une phrase. Son médecin personnel, le docteur Diomi, se penche : « Même les miens me tirent dessus, lui dit le dictateur déchu, je n’ai plus rien à faire dans ce pays, ce n’est plus mon Zaïre. » Puis, le Léopard vaincu se replonge dans son mutisme.
Source: Extrait d'une enquête exclusive de François Soudan, publiée dans Jeune Afrique n°1910-1911, du 13 au 26 août 1997.
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À suivre